» Chaque homme a un infini « … Le grand explorateur, a rejoint la nuit polaire , nous laissant une oeuvre polymorphe pour mieux comprendre les hyperboréens chers à son coeur.
Sa dernière exposition :
A l’occasion de l’anniversaire de Jean Malaurie, qui fêtera ses 100 ans le 22 décembre prochain, le Musée océanographique expose une sélection de ses pastels inspirés de ses missions en Arctique.
Cette exposition du chercheur et explorateur français s’inscrit dans le cadre du programme de l’Institut océanographique dédié aux régions polaires.
En fin d’année 2021, Jean Malaurie a fait don à l’Institut océanographique de sa collection d’objets Inuits, de ses archives et effets personnels provenant de ses 31 expéditions polaires. Les visiteurs peuvent découvrir une partie de cette collection présentée dans le cadre de l’exposition « Mission Polaire ».
Pionnier de l’exploration arctique française, chercheur, scientifique, écrivain, éditeur, cinéaste et indéfectible défenseur des peuples Inuit, Jean Malaurie, a vécu en immersion parmi eux au Groenland.
Il cultive également une véritable fibre artistique depuis une quarantaine d’années en réalisant des pastels pour partager sa vision personnelle de ce monde polaire et notamment de la nuit polaire qu’il affectionne tout particulièrement. En effet, la contemplation du monde polaire a fait partie intégrante de son travail. Jean Malaurie révèle à travers son exposition Arctic Twilight, cette passion artistique et transmet au public à travers elle des enseignements qu’il aura appris du peuple Inuit : savoir regarder, méditer et se laisser pénétrer par la force de la nature.
Après la parution d’un ouvrage aux éditions El Viso intitulé Crépuscules arctiques, l’exposition Arctic Twilight proposée au Musée océanographique de Monaco donne à voir les pastels inspirés d’un homme singulier qui attache une importance particulière à l’émotion.
« Novembre 1950 : je suis, un soir, sur mon traîneau à chiens. Dans la nuit polaire, à la lumière de la lune, je reviens par le détroit de la Baleine, faisant route vers ma base de Siorapaluk. (…) Tout ce qui m’entoure m’apparaît noir anthracite. Je suis seul pour la première fois, et à la commande de mon attelage. (…) Je progresse, joyeux de cette liberté nouvelle, dans le désert polaire, après avoir surmonté de grandes difficultés aux prises avec ce couple complexe qu’est l’homme et son attelage. J’avance sur une mince glace de trente centimètres d’épaisseur, au-dessus d’une mer profonde de mille mètres. Les Esquimaux m’ont bien recommandé de ne pas m’approcher des caps où la glace est plus mince – mais comment les reconnaître dans la nuit lunaire ? Les crevasses peuvent s’y ouvrir brutalement et beaucoup s’y sont perdus. Néanmoins, j’éprouve un sentiment d’heureuse détente, tant l’unité avec mes chiens est forte… Je la ressens comme une grâce qui me rend invincible et je chante du grégorien, tentant aussi de me remémorer les phrases musicales, dans leur continuité, de la sombre ouverture de Don Giovanni. L’odeur forte de peau de bête de ma qulitsaq et de ma propre sueur monte à mes narines. Je ferme les yeux. »
Les derniers rois de Thulé
Un jour de 1951, Jean Malaurie vit « basculer un monde de l’âge de pierre à l’âge atomique ». Il venait de déboucher, avec ses « camarades » inuits, au sommet d’un glacier, dans le nord-ouest du Groenland. Un des camarades lui toucha l’épaule. « Regarde, étranger ! » En contrebas, dans la plaine de Thulé, s’étendait « une cité de hangars et de tentes, de tôles et d’aluminium, éblouissante au soleil dans la fumée et la poussière », racontait-il au Monde en 1993. L’armée américaine déployait les installations d’une base militaire dans ce lieu qui fut l’un des plus déserts au monde, à 1 500 kilomètres du pôle Nord.
De ce « spectacle inouï », « shakespearien », qu’il n’a cessé d’évoquer dans des livres, des documentaires, des entretiens, procède une grande part, sans doute la plus essentielle, de cette longue aventure qu’a été la vie du géographe, explorateur et éditeur Jean Malaurie, mort à Dieppe (Seine-Maritime), à l’âge de 101 ans, comme l’a annoncé son fils, Guillaume, lundi 5 février. Ne serait-ce que parce qu’elle l’a poussé à écrire un récit à succès, Les Derniers Rois de Thulé (Plon, 1955), où il raconte les mois qu’il venait de passer, seul, au milieu des Inuits et proteste contre le « choc colonialiste » que représentait le surgissement des militaires américains. Ce livre était le premier d’une collection – aujourd’hui encore éditée par Plon – qui allait renouveler le regard et l’écriture anthropologiques : « Terre humaine », que Jean Malaurie a dirigée jusqu’en 2015.
Il était né le 22 décembre 1922 à Mayence, en Allemagne, où son père, agrégé d’histoire, œuvrait au rapprochement entre Allemands et Français dans le cadre de l’occupation française de la Rhénanie. Au retour de la famille en France quand il a 8 ans, il reste imprégné par l’atmosphère féerique des rives du Rhin, les châteaux, les forêts, les légendes, les chants qui ont bercé sa petite enfance. Premier ailleurs, propice à la rêverie, à l’éveil d’un désir de départ qui l’animera sa vie durant. Son père meurt en 1939. Jean Malaurie a 17 ans. Il en a 20, en 1943, quand, élève de classe préparatoire à Paris, il est mobilisé pour le service du travail obligatoire, auquel il se dérobe. A la fin de la guerre, sa mère meurt à son tour. Il est seul. Sa vie commence. En d’autres termes : il peut enfin sortir de la rêverie, et partir pour de bon. Il ne reviendra plus guère.
« Ethno-historien » du Grand Nord
C’est à l’Institut de géographie de Paris, où il a repris ses études à la Libération, que l’occasion lui en est offerte. Les Expéditions polaires françaises, dirigées par Paul-Emile Victor, ont besoin d’un géographe. Il les rejoint au Groenland pour deux missions, en 1948 et 1949, en tant qu’attaché de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), avant de partir, en solitaire, dans le désert du Hoggar, en Algérie, en 1949 et 1950. Géomorphologue, c’est-à-dire spécialiste des formes du relief terrestre, il étudie les pierres, les éboulis, spécialement en milieu extrême – très chaud, ou très froid, comme au Groenland, où il retourne en 1950-1951, en solitaire, avec quelques subsides du CNRS.
C’est pendant ce séjour qu’il découvre la base américaine et se lie, à jamais, avec le peuple inuit. Mais il est toujours là pour étudier les pierres ; ses travaux seront au cœur de sa thèse de géomorphologie, soutenue en 1962. De la pierre à l’âme : le titre de ses Mémoires (Plon, 2022) résume le virage qu’il est pourtant en train de prendre. Il disait, en novembre 2022, au Journal du dimanche : « La rencontre physique avec les Inuits (…) a transformé la connaissance que je croyais avoir de moi. (…) C’est une sorte de retour à ma véritable identité. »
La science l’a amené aux Inuits, mais la nature du lien qu’il a noué avec eux relève d’une passion qu’il exprimera le plus souvent sur un registre personnel et à travers son engagement pour la préservation de leur culture et de toutes les sociétés « traditionnelles ». De ces dernières, il disait à Télérama, en 1995, que l’humanité devait les écouter pour connaître « un deuxième souffle », car elles « ont su conserver une dimension spirituelle ». Ambassadeur de bonne volonté de l’Unesco chargé des questions polaires arctiques, président d’honneur de l’Académie polaire, en Russie, il s’est démené toute sa vie pour les défendre.
Orgueil farouche
Que pèsent, en regard, ses travaux d’anthropologue, ou, comme il aimait se définir, d’« ethno-historien » du Grand Nord ? Sa carrière de chercheur, au CNRS et à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, jusqu’à sa retraite en 1992, paraît représenter une réponse suffisante. Mais la communauté des spécialistes des Inuits a régulièrement émis des doutes sur leur sérieux. Ainsi, en 1981, quatre universitaires français et canadien, dont Joëlle Robert-Lamblin, coautrice avec Paul-Emile Victor de l’ouvrage de référence La Civilisation du phoque (Belin, deux tomes, 1989, 1993), publient dans Le Monde un courrier dans lequel ils accusent Jean Malaurie d’entretenir des « illusions lourdes de conséquences pour la portée et la vérité de son message ».
Illusion sur la langue : sa maîtrise du groenlandais s’arrêterait, selon eux, « à la pratique d’un jargon rudimentaire truffé de barbarismes », comme le montreraient les passages de documentaires où il apparaît en compagnie d’Inuits. « On est loin, dans ces documents “sur le vif”, des superbes dialogues » publiés dans Les Derniers Rois de Thulé, ajoutent les signataires. Illusion, aussi, affirment-ils, sur les « 31 missions » au Groenland, au Canada ou en Sibérie qu’il a souvent revendiquées : « En dehors de quelques zones très circonscrites (…), l’auteur n’a fait que de brefs passages dans les autres ou même n’y est pas allé du tout. »
En 1999, Jean Malaurie répondait dans Le Monde, avec l’orgueil farouche qui était sa marque : « L’intelligence subit des outrages et jalousies effroyables. » Mais dans Libération, en 2005, il déclarait également : « Je n’ai jamais aimé l’université, sa dispense parcimonieuse et hiérarchique des savoirs. » Ce même orgueil l’empêchait sans doute de sortir de l’ambivalence entre ces deux réponses, en reconnaissant que son champ de prédilection, en matière anthropologique – il en va tout autrement de son rapport à la géomorphologie –, n’était pas celui de la connaissance rigoureuse, et que même un homme aussi brillant que lui ne pouvait triompher partout.
Ses meilleurs livres témoignent de son goût pour les interstices sensibles du savoir, davantage que pour le savoir même
Il recueillit certes, à la fin de sa vie, ses articles de recherche dans les trois volumes d’Arctica (CNRS Editions, 2016-2020). Mais ses meilleurs livres, des Derniers Rois de Thulé à Hummocks (Plon, 1999), témoignent, à côté de ses textes militants, comme Terre mère ou Oser, résister (CNRS Editions, 2008 et 2018), de son goût pour les interstices sensibles du savoir, davantage que pour le savoir même, et de ce qu’il mit en permanence de personnel, d’intime dans son rapport au Grand Nord. Un engagement de tout son être qui donne à son travail, au-delà d’une permanente exagération de sa portée scientifique, son indéniable grandeur.
Une grandeur que « Terre humaine » porte à son plus haut degré. La collection qu’il a dirigée durant soixante ans constitue, à l’évidence, l’œuvre majeure de Jean Malaurie. De Tristes tropiques, de Claude Lévi-Strauss (1955), au Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias (1975) – ses deux succès les plus spectaculaires –, son catalogue répond autant que les livres de son fondateur au besoin d’ancrer la découverte du monde dans l’expérience individuelle du chercheur ou du témoin. Entremêlant travaux ethnologiques plus classiques, récits de recherche et récits de vie, « Terre humaine » n’a cessé d’accueillir à la fois le savoir et ses marges, les découvertes et leurs débordements dans la vie du savant. A Télérama, en 1995, l’éditeur expliquait avoir toujours eu en tête, pour sa collection, « un auteur qui cherche à être le plus fidèle à son intensité de vie », capable de traduire « une inquiétude personnelle, une hauteur d’âme ».
« Fidèle » : le mot, au bout du compte, résume au plus près l’homme que fut Jean Malaurie. Fidèle au monde arctique, aux Inuits et à tous les peuples « premiers », qu’il n’aura cessé de défendre avec une énergie irrépressible. Fidèle à la haute idée qu’il se fit toujours de lui-même, au point d’entretenir quelques illusions. Mais fidèle, avant tout, à la quête qui hante son travail d’écrivain et d’éditeur comme ses interventions publiques : « Tenter de retrouver dans l’homme le plus humble la part de tragique et de destin qui sommeille en lui. Retrouver l’ombre portée de tout homme », comme il la décrivait au Monde en 1982.
Quarante ans plus tard, fin 2022, il disait au Journal du dimanche : « J’essaie, de toutes mes dernières forces, de ne pas être infidèle au sens que j’ai donné à ma vie. » Quel sens, ou quels sens multiples, donna-t-il à cette vie tumultueuse et passionnée ? Il y en eut trop, peut-être, depuis le jour où, à Thulé, il fut propulsé au cœur du monde inuit, pour qu’il soit désormais possible de répondre. Une chose est sûre : cette promesse-là a été tenue.
Jean Malaurie en quelques dates
22 décembre 1922 Naissance à Mayence, en Allemagne
1948 Première expédition au Groenland
1951 Avec l’Inuit Kutsikitsoq, ils sont les premiers à rejoindre le pôle géomagnétique Nord
1955 Création de la collection « Terre humaine », éditée par Plon
1990 Première expédition franco-soviétique en Tchoukotka sibérienne
5 février 2024 Mort à Dieppe (Seine-Maritime)
Le scientifique, explorateur et écrivain, s’est éteint à l’âge de 101 ans. Celui qui fonda la collection « Terre humaine » a toujours défendu les Inuits et les minorités en général.Il aura consacré sa vie au Grand Nord et à ses habitants, qu’il a défendus avec une ardeur intacte jusqu’à la fin. L’ethnologue et éditeur Jean Malaurie, inlassable avocat des «peuples premiers», particulièrement du Grand Nord, est décédé à Dieppe (Seine-Maritime) à l’âge de 101 ans, a annoncé lundi son fils Guillaume à l’AFP.
Il était un de ces hommes que l’on classe difficilement dans une case. Géologue et anthropogéographe, cartographe et écrivain, aventurier et fondateur de la fameuse collection de livres «Terre humaine », chez Plon, il racontait sa vie comme une épopée. Il y avait en effet de cela dans l’existence de ce colosse à l’épaisse tignasse, une force de la nature qui apprit à résister aux hommes et aux éléments pendant la guerre d’abord, puis au contact intime des Inuits du Groenland.Jean Malaurie était né le 22 décembre 1922 à Mayence, en Allemagne, à 40 kilomètres de Francfort, alors occupé par les Français après la défaite de 1918. Son père est professeur de lycée. Vétéran de la Grande Guerre, blessé près de Verdun, il est resté un officier de liaison pour l’armée, « un janséniste à l’humeur sombre », pour son fils. Jean Malaurie évoquait une famille « sévère et triste », mais une enfance « gaie et heureuse » en Allemagne. Son père lui rapporte les légendes du Rhin, qui marquent profondément l’imaginaire du gamin. Il se souvenait aussi de l’attraction qu’exerça sur lui le carnaval de Mayence, première expérience d’une tradition archaïque, et de la lecture assidue des romans de James Fenimore Cooper.
Quelques années plus tard, sa mère le rêve en diplomate. L’élève studieux prépare le concours de l’ENS au lycée Henri-IV à Paris quand la guerre s’en mêle. Sommé de rejoindre l’Allemagne dans le cadre du STO, il refuse net. « Les études, Kant, Hegel, tout cela m’a paru dérisoire. Qu’est-ce que l’intelligence sans morale ? Pour moi, il était intolérable d’être vaincu », racontait-il au Figaro en décembre 2015. « Ma famille était pétainiste », ajoutait-il durement. Lorsqu’il entre en résistance, il est déclaré persona non grata à la maison. La rupture avec son monde date de cette époque. Après la guerre, il se tourne vers les sciences, la géologie plus exactement, discipline concrète, et s’intéresse aux peuples premiers, chez qui tout reste à découvrir. « Je n’aimais plus l’Occident, et mon instinct me disait que j’étais comme eux. Peut-être à cause de mon atavisme écossais, un héritage de ma mère. »
Il lui faut dès lors partir et l’occasion se présente en 1948, lorsque Paul-Émile Victor engage ce jeune géologue dans ses expéditions arctiques. Le CNRS le missionne pour une expédition en solitaire et c’est en aventurier, accompagné d’un Inuit, qu’il atteint en traîneau à chien le pôle géomagnétique Nord en mai 1951, cinquante-six ans après l’Américain Peary. Il est alors le premier Européen à y parvenir. La même année, il découvre Thulé, sur la côte nord-ouest du Groenland, et débusque, en pleine guerre de Corée, une base nucléaire américaine installée sur le territoire ancestral des Esquimaux. Il s’insurge contre cette occupation dans son premier livre, qui est aussi un manifeste, Les Derniers Rois de Thulé, rédigé en 1955. Il y relate la confrontation entre les Esquimaux et les militaires étrangers. La méthode Malaurie est à l’œuvre : le scientifique, à l’aide d’études et de statistiques, donne une parfaite représentation de cette terre, et l’écrivain, en vivant parmi les Inuits et comme eux, éclaire cette civilisation millénaire méconnue.
En découvrant Thulé, je me suis trouvé chez moi, j’ai reconnu le milieu auquel j’aspirais.Jean Malaurie
Les Derniers Rois de Thulé deviendra l’ouvrage fondateur de la collection qu’il vient de créer chez Plon et le livre le plus diffusé au monde sur les Inuits. « Terre humaine » sera l’autre versant de son œuvre, une collection d’ouvrages rassemblant des auteurs aussi divers qu’un Indien hopi, un fils de paysan bigouden (Pierre-Jakez Hélias avec Le Cheval d’orgueil), une intouchable indienne ou un Zola reporter, qui y entre avec ses Carnets d’enquêtes. Pour cette collection « d’études et de témoignages », il va sortir Claude Lévi-Strauss de sa jungle amazonienne et du petit cercle restreint des scientifiques pointus. Tristes tropiques sera le deuxième ouvrage de la collection, avec cet incipit fameux
« Je hais les voyages et les explorateurs », un formidable succès public. Défendre la pensée sauvage, il n’en démordra plus. « Toute ma vie a porté sur le même sujet. En découvrant Thulé, je me suis trouvé chez moi, j’ai reconnu le milieu auquel j’aspirais. Je n’ai jamais été aussi moi-même qu’avec eux à cette époque. Je me souviens de Claude Lévi-Strauss me disant : je n’ai rencontré qu’un sauvage à la Sorbonne et c’est vous », se plaisait-il à rappeler.
En 1990, les Russes, qui le nommeront par la suite président de l’Académie polaire de Saint-Pétersbourg, où il fondera l’Institut de recherche avancée avec et pour les peuples autochtones, choisissent le Français pour une mission en Sibérie orientale, interdite d’accès depuis trente ans. Il s’agit d’aller étudier un site archéologique unique au monde, la « Delphes de l’Arctique ». Le scientifique, qui est parvenu à la conclusion que ces peuples rudes dialoguent avec le ciel et la terre dans une relation dynamique et cultivent mieux que nous la prescience des équilibres de ce monde, décryptera ce mystérieux sanctuaire arctique dans L’Allée des baleines (Mille et Une Nuits). Il mettra au jour leur vision spirituelle du monde et l’adoptera.
À Paris, où il recevait dans son appartement aux allures de musée des arts premiers, sa grand-croix de la Légion d’honneur accrochée au cou d’un ours polaire en céramique, il ne dédaignait pas montrer aux visiteurs les nombreuses distinctions qu’il avait reçues des autorités françaises, russes et groenlandaises. Mais il pouvait aussi rappeler avec le même ton gaillard ce que le chaman de Thulé lui avait dit lors de sa première mission (il en mènera trente-deux), quand il pensait encore, découvrant cette immense étendue blanche, que l’on pouvait quitter un territoire de glace pour un autre sans dommage : « Petit Blanc de rien du tout, nos morts sont là, nos poissons sont là », racontait-il en imitant la voix du chaman. Il resta avec eux un an, vivant comme eux dans le froid intense, ne se nourrissant que de poisson cru, les interrogeant sans relâche. Et il y retourna. C’est toujours là qu’Uttaq, le chaman, le désigna finalement pour parler au nom de son peuple et de ses dieux. Ce qu’il ne cessa plus de faire.
Par Stéphane Jarno
Publié le 05 février 2024 à 16h01
Jean Malaurie a rejoint le paradis blanc. L’Arctique, dont il fut l’un des plus grands explorateurs français, sera son tombeau. Selon ses vœux, ses cendres seront dispersées à Uummannaq, au Groenland, où pour lui tout a commencé.
Né à Mayence en 1922, une ville alors occupée par l’armée française, Malaurie voit le jour dans une famille bourgeoise et catholique où on a le culte de la République et du service de l’État. Vétéran de la Première Guerre mondiale où il fut sérieusement blessé, son père, agrégé d’histoire,enseigne au lycée de la ville. La famille retourne en France en 1930. Jean Malaurie se destine lui aussi à l’ENS lorsque, en 1939, son père meurt et qu’éclate la Seconde Guerre mondiale. Il a 17 ans et se désole de l’attitude de ses maîtres à penser de l’époque : « Le pire, pour moi, a été la trahison des élites intellectuelles, des écrivains et philosophes que je révérais. Le silence des Paul Claudel, Paul Valéry, des académiciens, et la vassalité de nos professeurs me sont rapidement devenus insupportables. Que valent les principes sans le courage, l’intelligence sans la morale ? »
En 1943, il arrête ses études, refuse d’aller en Allemagne faire son service de travail obligatoire (STO) et entre dans la Résistance. Une période de sa vie qu’il n’aimait guère évoquer et dont il ne sort pas avec une haute estime du genre humain. Il reprend des études et s’oriente cette fois vers la géologie, l’étude des pierres valant largement à ses yeux la compagnie de ses semblables. Son maître, le géographe Emmanuel de Martonne, l’envoie au Groenland en 1948 comme scientifique au sein d’une exploration polaire dirigée par Paul-Émile Victor. Le contact entre les deux hommes ne passe pas, mais Malaurie a contracté le virus. Après un passage par le Hoggar, où il étudie le mouvement et la logique des éboulis, le jeune homme mandaté par le CNRS part en mission à Thulé, au Groenland, en 1950. Seul, il passe un an en immersion totale dans une petite communauté inuite dont il ignore le langage. La suite, qu’il a abondamment racontée – notamment dans Les Derniers Rois de Thulé, son grand best-seller paru en 1955 –, fait partie de sa légende.
Un explorateur humaniste
Aux prises avec un univers dont il ignore tout, le scientifique occidental et cartésien apprend seul à conduire un attelage de chiens, à diriger un traîneau, à se repérer sur la banquise, à construire un igloo, à échapper aux ours blancs, bref se mue en un aventurier moderne. Surtout, il découvre une société traditionnelle parfaitement adaptée à son milieu, s’initie à ses mythes et ses mystères, et apprend à son contact et à celui d’une nature brute et sauvage ce qu’être humain signifie réellement. Une épiphanie qui le fait basculer pour de bon. Fier des relevés topographiques et ethnographiques qu’il est le premier à tracer, l’explorateur se retrouve surtout investi d’une mission : protéger à tout prix l’extraordinaire singularité des peuples premiers arctiques. Et notamment contre la modernité occidentale galopante dont il anticipe, puis constate, atterré, les ravages sur ces populations plus aptes à résister au froid qu’à l’alcool et aux hamburgers.
Grâce à Malaurie et à quelques autres, le regard traditionnel que l’homme blanc porte sur ces « indigènes » braves mais un peu frustes, « pas vraiment rentrés dans l’Histoire », a changé. L’« Esquimau »péjoratif de jadis est devenu Inuit, son savoir-faire comme sa cosmogonie sont uniques et remarquables, de même que son « acuité sensorielle et intime de la Nature ». Malaurie continuera ses expéditions polaires. Il en fera trente et une au total, d’est en ouest, du Canada à la Sibérie, mais toujours en Arctique. Lors de son ultime raid, en 1990, dans le détroit de Béring, à la tête de la première expédition soviéto-française, il découvre l’allée des Baleines sur l’île d’Yttygran. Point d’orgue de ses recherches, ces vestiges d’un sanctuaire érigé il y a des siècles par les populations autochtones et longtemps utilisé comme lieu de culte et d’échanges constituent, à ses yeux, la preuve ultime de l’avancée de leur civilisation.
Toucher un vaste public
Parallèlement à ses multiples études et articles universitaires, Malaurie, toujours animé par l’idée de toucher un vaste public, convainc les éditions Plon de lui confier une collection. Destinée à donner la parole aux populations de tradition orale qui n’y ont pas accès, à « accueillir des textes sans souci de classe, de discipline et de clocher », Terre humainevoit le jour en 1955 et est toujours en activité. Parmi la centaine de titres de son catalogue, une vingtaine d’ouvrages sont devenus des classiques (L’Été grec, Toinou, Les Poilus), voire pour certains de grands succès de librairie comme Les Derniers Rois de Thulé, Le Cheval d’orgueil, de Pierre-Jakez Hélias, et bien sûr Tristes Tropiques, qui apporte une célébrité soudaine à son auteur, Claude Lévi-Strauss. Éclectique, disruptive, admirée, mais aussi contestée et critiquée, la collection a profondément renouvelé l’approche et le travail des chercheurs en sciences humaines. L’anthropologie moderne est née et Malaurie est son prophète. Ce qui lui vaudra de nombreux titres et distinctions universitaires (directeur d’études à l’EHESS, directeur de recherche émérite au CNRS, médaille d’or de la Royal Geographical Society, président d’honneur de l’Académie polaire russe, etc.) et une reconnaissance internationale, dont il se sera servi pour mener jusqu’au bout son combat en faveur des « peuples racines ».
Un attachement littéralement extraordinaire, viscéral, qui ne peut se comprendre qu’à l’aune du bouleversement que l’explorateur a subi sur place. Dans De la pierre à l’âme (éd. Plon),son autobiographie parue en 2022, une somme tout aussi décousue que riche et passionnante, il décrivait notamment sa rencontre avec le chaman Uutaaq, « qui savait que je viendrais », sa communion « vitale » avec les chiens de traîneau et ses ravissements devant les lumières et paysages uniques du Grand Nord. « Uutaaq m’a appris à ne pas être un anthropologue et un ethnographe universitaire attaché à des concepts élémentaires qui s’enchaînent, qui s’ordonnent, comme si le monde était mû par la raison occidentale selon un ordre précis : verbe, sujet, complément »… S’il ne constitue pas un cas isolé, l’éveil de ce scientifique pur et dur à d’autres états de conscience, son virage mystique et sa conversion tout entière à l’animisme sont particulièrement saisissants et constituent sans doute le plus bel apprentissage – et le plus précieux témoignage – d’un chercheur à la curiosité et à l’existence hors normes.
https://www.telerama.fr/debats-reportages/mort-de-jean-malaurie-explorateur-de-l-arctique-et-anthropologue-humaniste-7019150.php
Paul PAUMIER
Veille Electronique de l’Université de Rouen (VeillEUR)